- ÉROTISME (arts et littérature)
- ÉROTISME (arts et littérature)Innombrables sont les avatars d’Érôs (’ E 福諸﨟) dont la définition heuristique pourrait être: le désir ascensionnel . Or, ce désir – il se confond ici avec le regard olympien – anime les philosophies du concept; il est à l’œuvre dans les théologies de l’histoire qui lisent synoptiquement les événements, comme dans les techniques qui, prenant l’homme pour matériau, prétendent ployer selon leur dessein la machine humaine.On discerne trop évidemment le désir ascensionnel dans la dérive érotique contemporaine où l’on voit l’animal humain, l’homme de chair et de sang, mettre tout son esprit à se faire à la fois sujet et objet d’extase. Dans l’utopie marcusienne par exemple, «le corps, qui ne serait plus utilisé comme un instrument de travail à plein temps, se resexualiserait. [...] Tout le corps deviendrait un objet de cathexis , une chose pour jouir, un instrument de plaisir» (Érôs et civilisation ). Dans un livre qui se lisait à des centaines de milliers d’exemplaires, la poursuite de ce «faux infini», l’Érosphère, univers de l’amour total, est présentée comme l’étape nécessaire de l’évolution vers le point Oméga.«L’érotisme est dans la conscience de l’homme ce qui met en lui l’être en question», déclare Georges Bataille dans L’Érotisme . L’expérience que l’on en fait demande «une sensibilité non moins grande à l’angoisse fondant l’interdit qu’au désir menant à l’enfreindre», ajoute-t-il. Et André Pieyre de Mandiargues de définir l’érotisme: «une illumination passionnée du sexe de l’homme dans ses jeux voluptueux ou dramatiques, jusque dans les plus extrêmes de ses outrances et de ses anomalies».La réclamation érotique contemporaine, toute positive et nihiliste qu’elle soit – elle vient dans une perspective d’un après la mort de Dieu –, est plus complexe et plus riche qu’il n’y paraît. Sans doute faut-il la situer, à l’étonnement de plusieurs, en priorité par rapport à la grande tradition platonicienne et nécessairement en contexte religieux, si du moins on accepte de comprendre la religion comme la quête d’un infini, serait-il un faux infini, comme une polarisation de l’agir humain.L’Érôs platonicien exprime le désir humain de réduire les limites de sa condition afin d’accéder à une vision totalisante – synoptique – de la réalité. Pris dans la vague du désir, enthousiaste et comme ivre, le possédé d’Érôs prétend refaire en sens inverse l’itinéraire de sa chute: non plus de l’Un au multiple mais, traversant les choses, autrui et ses propres puissances, du multiple à l’Un. Il traverse, c’est-à-dire ne s’arrête pas. Tourné vers le Haut, absent de lui comme des objets qu’il traverse, ce possédé est littéralement aliéné.On ne s’arrêtera à Aristote que pour y cueillir une formule éclairante: «La cause finale meut comme un objet d’amour», ce qui est assurément mal rendre le célèbre 晴益﨎晴 諸﨟 﨎福諸猪﨎益礼益 de Métaphysique , 炙, 7, 1072. Dans un univers en mouvement, les êtres tendent à s’identifier à l’Acte pur qui les attire à lui.Pour annuler sa différence (entendons sa chute, sa «création» si l’on veut, quoique ce terme ait une consonance chrétienne), pour racheter sa singularité, l’homme plotinien est en quête d’un salut par coïncidence avec l’Un. Il fuit seul vers Lui seul ( 﨏羽塚兀 猪礼益礼羽 神福礼﨟 猪礼益礼益, Ennéades , VI, IX, 11), cherchant à retrouver le contact tangentiel avec l’Un qui le constitue. Certes, il ne parviendra pas à la coïncidence qui effacerait son individualité, mais il «saura de science certaine qu’on ne voit le principe que par le principe et que le semblable ne s’unit qu’au semblable» (ibid. ). Dans une page qu’il faudrait pouvoir citer entière, Plotin, reprenant Banquet, 180 , sur l’inséparabilité d’Érôs et d’Aphrodite, déclare: «Toute âme est une Aphrodite. [...] Par nature l’âme aime Dieu, à qui elle veut s’unir, comme une vierge aime un père honnête d’un amour honnête.»La description du retour à Dieu dans les termes d’un symbolisme érotique ne devrait pas étonner – du reste Mario Praz, ici même, relève qu’elle caractérise l’art de nombreux peuples. Elle est classique dans l’hindouisme: «De même qu’un homme embrassé par sa bien-aimée ne sait plus rien du «je» et du «tu», ainsi le soi embrassé par le Soi omniscient ne sait plus rien d’un «moi-même» au-dedans ou d’un «toi-même» au-dehors à cause de l’«unité» (Upanishad , Brihad ranyak , cité par A. K. Coomaraswamy, Hindouisme et bouddhisme ). Le taoïsme ne considère-t-il pas l’ordre du monde (cf. infra , «Paganisme et judéo-christianisme», in chap. 2) comme un va-et-vient sexuel?Faut-il affirmer avec Bataille qu’en s’opposant à l’érotisme la tradition judéo-chrétienne «a condamné la plupart des religions»? Peut-être faudrait-il surtout dire que le christianisme n’a pas eu à créer d’entraves car elles lui préexistaient. En quel sens du reste pourrait-on tenir qu’une religion ou une culture rendent le bonheur et la jouissance inaccessibles? Abolira-t-on jamais par exemple le premier lien qui soude l’enfant à sa mère? Soumise au désir d’un autre, elle apparaît par là même comme Objet perdu. Au reste, Freud n’a-t-il pas déclaré: «Le bonheur n’est pas une valeur culturelle»? En transformant l’idée de sacrifice – le Christ seule victime expiatoire –, en proposant comme idéal à tout homme l’universel de la charité, le christianisme a certes transformé la relation de l’homme au monde, à son corps, à autrui, de telle manière qu’il apparaît bien en effet interdit au chrétien digne du nom de faire de l’érotisme une valeur. Il est clair en tout cas que certaines analyses fondamentales de Bataille sont en parfait contraste tant avec l’idée du sacrificeque se fait le christianisme qu’avec sa conception de la femme et de l’amour humain: «Cette action violente (des sacrifices antiques), privant la victime de son caractère limité et lui donnant l’illimité, l’infini qui appartiennent à la sphère sacrée, est voulue dans sa conséquence profonde. Elle est voulue comme l’action de celui qui dénude sa victime, qu’il désire et veut pénétrer. L’amant ne désagrège pas moins la femme aimée que le sacrificateur sanglant l’homme ou l’animal immolé. La femme dans les mains de celui qui l’assaille est dépossédée de son être. Elle perd, avec sa pudeur, cette ferme barrière qui, la séparant d’autrui, la rendait impénétrable: brusquement elle s’ouvre à la violence du jeu sexuel» (L’Érotisme ).Le mérite de cette comparaison est de donner à la sexualité et à l’amour une dimension religieuse; son tort est de perpétuer la victime. Et s’il n’y avait plus, après la mort du Christ, de victime sacrificielle! et si, d’autre part, la femme refusait d’être objet, aussi bien «l’archet qui vibre sous les doigts du musicien» que la victime – du moins plus jamais la seule – de la «violence du jeu sexuel»!Typiquement humaine, l’intention érotique est un aspect capital de la «ruse», au sens hégélien du mot, ou du détour que prend l’homme pour dépasser l’animalité. «D’une sensation forte mais pauvre, prise comme note fondamentale, l’humanité a fait surgir un nombre sans cesse croissant d’harmoniques; elle en a tiré une si riche variété de timbres que n’importe quel objet, frappé par quelque côté, donne maintenant le son devenu obsession. C’est un appel constant au sens par l’intermédiaire de l’imagination. Toute notre civilisation est aphrodisiaque» (Les Deux Sources de la morale et de la religion ). Et Bergson ajoute prophétiquement, non sans témoigner d’une excessive confiance en la science et en la femme: «Ici encore la science a son mot à dire, et elle le dira un jour si nettement qu’il faudra bien l’écouter: il n’y aura plus de plaisir à tant aimer le plaisir. La femme hâtera la venue de ce moment dans la mesure où elle voudra réellement, sincèrement, devenir l’égale de l’homme, au lieu de rester l’instrument qu’elle est encore, attendant de vibrer sous l’archet du musicien.»La recherche du plaisir – qui «nargue la mort» – est le signe d’un être désireux de nier sa finitude. Elle est éminemment créatrice de valeurs, mais ambiguë. Si elle se transforme en un culte idolâtrique, ne devient-elle pas la forme d’une «obsession» dont l’homme est à la fois l’artisan et la victime? La vraie jouissance n’est-elle pas donnée comme de surcroît? Aristote tenait que tout acte «accompli» s’accompagne de plaisir. Ce dernier est dans l’acte comme son achèvement. Il n’est pas plus à fuir qu’à être pris comme fin.L’homme, aujourd’hui immergé dans une civilisation de la perfection apparente, est menacé. Le risque est qu’il s’oublie dans ses œuvres, s’y aliène. L’érotisme représente peut-être pour lui une chance de se souvenir, c’est-à-dire d’accéder à son être véritable. Érôs, reconnu principe d’existence et d’intelligibilité, de vie et de compréhension, dénonce la fausseté des biens que les civilisations techniques se donnent pour but d’accumuler. Il incarne la subversion, obligeant les sociétés et les groupes à le réprimer. Dès lors, la question de l’homme même et de son destin se pose de façon plus authentique. À l’âge de la mort de Dieu, Érôs n’a pas à prendre les traits d’un dieu ressuscité. Qu’il lui suffise de détourner l’homme des illusions qui le menacent.1. L’érotisme dans l’artReligion et érotismeOn peut distinguer deux espèces d’érotisme dans l’art; d’un côté, les images érotiques qui sont l’expression d’une religion primitive, d’une croyance magique, ou les symboles d’une opération d’alchimie; de l’autre, les images profanes suggérées par l’idéalisation artistique de la beauté du corps humain, ou bien par le désir d’exciter les appétits sensuels, ou encore par l’âcre plaisir de représenter les aspects grotesques de l’homme. Tandis que dans ce second cas il est facile de glisser vers la pornographie – seul un jugement éclairé peut dire si l’art a vaincu la matière du sujet –, il est évident qu’il serait impropre de parler de pornographie lorsque l’image a une connotation religieuse ou symbolique.La renaissance du soleil après le solstice d’hiver, la fécondation de la terre, la fertilité étaient des éléments essentiels des cultes primitifs; on en décèle encore les traces dans certains usages et dans certaines cérémonies de notre époque, par exemple Noël, transformation chrétienne des Saturnalia romains. Le rite le plus important des religions primitives était le mariage du Ciel et de la Terre, qui était généralement célébré chaque année avec l’espoir d’assurer la fertilité et la prospérité: un homme élu représentait le Ciel, et une femme élue la Terre; leur accouplement avait lieu dans un édifice sacré et on croyait qu’il provoquait la pluie, l’abondance des récoltes et la prospérité générale. L’édifice où cette union se déroulait représentait l’Univers et donc le Ciel et la Terre; il hébergeait le couple divin, le dieu-roi et la déesse-reine, et devint le prototype du temple et ensuite du palais (lord Raglan). Pourrait-on appeler érotique une image de cet accouplement? Peut-on appeler érotique la statue de la Vénus stéatopyge de Savignano ou celle de Lespugue, ou les statuettes féminines aux caractères sexuels exagérés qu’on a trouvées à Malte et en d’autres endroits du Bassin méditerranéen? Peut-on appeler érotique le bas-relief qui représente le dieu Amon-Min des Égyptiens avec le phallus en érection? L’acte d’amour ou union des sexes (Maïthuna ) représenté dans les sculptures du temple indien Devi Jagadamba Kh jur ho, la frise sur la terrasse des temples de Matageswara et Lakchmana sont des figurations érotiques d’un type spécial, car elles impliquent une philosophie de la vie. Et le linga de Çiva est manifestement autre chose que les phallus qu’on peut voir griffonnés sur les murs des villes. Même les peintures de David Herbert Lawrence, accusées d’être obscènes, sont l’expression d’un érotisme à base religieuse. Car Lawrence croyait au caractère sacré de l’acte sexuel; personne n’était plus porté que lui à persécuter la pornographie comme une insulte au sexe; c’est ainsi qu’il brûla un exemplaire de Casanova trouvé dans une maison où il était reçu.Lorsque les alchimistes représentaient l’union de métaux comme un acte sexuel entre le Soleil et la Lune dans une nappe d’eau, ils parlaient un langage érotique par similitude (cf. Michael Maier, Atalanta fugiens , Oppenheim, 1618, emblème XXXIV). En revanche la psychanalyse nous a habitués, non pas à voir l’aspect symbolique des images, mais leur aspect le plus cru; c’est ainsi que, dans telle statue de l’Amour qui bande son arc, on devrait lire un symbole phallique soit dans l’acte de bander l’arc, soit dans la forme «évocatrice» du carquois.Sexualité et types de cultureCertaines époques sont plus que d’autres portées à imprimer un caractère érotique aux œuvres d’art. La présence de l’élément sexuel dans l’œuvre d’art est franchement admise par Kenneth Clark: «N’est-ce pas parce que certaines formes quasi géométriques sont des images simplifiées des formes qui nous plaisent dans le corps féminin qu’elles nous sont agréables? [...] Cette union inattendue du sexe et de la géométrie prouve que l’idée du nu est liée très profondément à nos notions les plus élémentaires d’ordre et de dessin.» Or, à certaines époques, on note une prédominance de la courbe qui adoucit les contours et suggère le corps féminin; cette prédominance n’est pas limitée à un seul domaine, et, l’unité du goût se manifestant plus ou moins distinctement à toutes les époques, les caractères de l’architecture et ceux du costume se correspondent. Ainsi, dans les palais du XVIIe siècle, une plus grande importance est donnée aux effets de volume, ce qui rompt avec les lignes droites et les surfaces aplaties de la Renaissance; la courbe s’affirme comme élément structural important, dans la fréquence des arcs, dans le plan circulaire de maintes cours, dans les escaliers en spirale, tandis qu’auparavant la ligne droite était à la base des modèles architectoniques. Dans les jardins, les allées convergent en des ronds-points, les jets d’eau retombent en arc dans des bassins aux contours curvilignes, des cascatelles jaillissent des niches rondes des nymphées à colonnes; les robes, surtout celles des femmes, accentuent aussi les effets de volume, l’attache basse des manches met harmonieusement en évidence la ligne des épaules, la jupe ronde, le décolleté qui attire l’attention sur les seins, voilà une quantité de caractéristiques qui suggèrent une orientation féminine du goût. De même, au XVIIIe siècle, le rococo est un style éminemment féminin, à tel point que son élément principal, la rocaille, avec sa concavité accueillante, suggère exactement ce que Verlaine vit dans un coquillage quand il écrivit: «Mais un, entre autres, me troubla» («Les Coquillages», in Fêtes galantes ). Les décorations intérieures rococo font penser aux ornements des robes. C’est un style qui nourrit la fantaisie, mais où la raison n’a pas de prise. Dans les cartouches, des éléments architectoniques se mêlent aux rameaux, aux coquillages, aux figures humaines ou animales de différentes proportions, car il n’y a pas de limite au développement d’un même motif, qu’on fera varier à plaisir du très grand au très petit. Peut-on s’étonner dans ces conditions si une littérature érotique et galante a fleuri aux XVIe et XVIIIe siècles, avec l’Arétin, le Giulio Romano des «seize positions de l’accouplement», Casanova, Boucher, Fragonard, et enfin Rétif et Sade?Parmi les nombreuses théories imaginées pour exprimer la cause ou les causes des événements historiques, des révolutions politiques, sociales, artistiques, on signalera celle d’E. W. Klimowsky, qui voit le principe moteur de la grande machine de l’histoire dans une formule qui peut être comparée à celle de la réaction acide et de la réaction alcaline, c’est-à-dire ni plus ni moins à la lutte des éléments masculins et féminins dans chaque individu. Les recherches sur les hormones sont à l’origine de cette thèse, qui explique les événements, les œuvres d’art, la religion, la morale, le goût, par la prédominance de l’un ou l’autre de ces éléments ou leur équilibre chez les individus. Dans le langage courant on parle d’œuvres, de coutumes, de peuples efféminés ou virils, d’âges de fer, du siècle qui connut la douceur de vivre, et ces expressions montrent que le point de vue de Klimowsky n’est pas dénué de clairvoyance. Mais à vouloir lui donner une base scientifique et à tenter de l’appliquer à chaque cas en particulier, l’on perd ce qu’il y avait de métaphorique et de vaguement plausible dans le jugement du sens commun, et l’on risque de tomber dans le défaut de toutes les généralisations et typologies. La forme des objets, le profil des meubles, la coupe des habits peuvent assurément être des indices: il n’est certainement pas fortuit qu’à la même époque on ait vu les femmes se découvrir plus ou moins les seins et Boulle créer ses meubles ventrus; d’ailleurs, la féminisation des hommes atteignit une limite avec l’adoption de la perruque, en particulier la perruque poudrée au XVIIIe siècle.Certains historiens voudraient expliquer les révolutions du style à la lumière de la génétique. Selon eux, l’artiste serait en effet le fils d’un envahisseur et d’une femme conquise. Des preuves génétiques montrent qu’en plusieurs espèces les mâles d’un milieu du Nord en s’unissant avec des femmes du Sud ont des enfants chez la plupart desquels le mélange des caractères est dominant (intergrades). Des preuves d’ordre anthropologique conduisent à la conclusion peu surprenante que, dans des conditions particulièrement dures, la différenciation des sexes s’accentue, tandis que, lorsque les conditions deviennent plus clémentes, ce sont les types sexuels moins extrêmes qui survivent. À la lumière de cette théorie, on a soutenu que les invasions des Barbares infusèrent une vie nouvelle à la société occidentale; qu’on peut voir le résultat dans la splendide floraison de l’architecture romane; que la troisième génération issue du croisement des conquérants et des conquis, produisit un type sexuel intermédiaire, «artistique», qui inventa le gothique. Pendant la période romane, les éléments masculins prédominèrent, les autres arts furent soumis à l’architecture (art viril) et se développèrent selon des tendances abstraites; en philosophie même, les universaux constituaient le réel, et le droit faisait peu de place à l’empirisme; la femme idéale était une adolescente, à la gorge peu développée, aux hanches minces; en un mot, l’homme voyait la femme comme un homme incomplet, masculus orbatus vel occasionatus (un homme diminué ou au rabais). On observe dans le gothique une douceur et une mollesse tout à fait inconnues au style roman: les images du Christ deviennent moins sévères, la loi se mitige, l’observation de la nature s’accentue et le traitement des détails décoratifs devient exquis; la peinture de paysage commence à poindre, l’homme prend envers la femme une attitude d’hommage servile. Mais, en même temps, l’homme essaie de se révolter contre l’excès d’élément féminin qu’il sent en lui, et on voit surgir la satire misogyne de Jean de Meung et la persécution des sorcières; des reflets semblables se produisent dans la philosophie et la mystique. À la Renaissance, le surplus d’éléments hétérosexuels cesse chez les deux sexes et il en résulte un équilibre: l’homme veut être Apollon et Hercule en même temps, le type de femme qui prévaut n’est plus la jeune fille, mais la femme adulte, la mode accentue les sexes par la «brayette» chez les hommes et le ventre saillant chez les femmes. Des phénomènes analogues dans l’histoire de la Chine, de la Grèce ancienne et du monde occidental semblent donner consistance à la loi qui veut qu’à la naissance d’un type culturel spécifique les signes masculins et féminins sont très évidents et leur contraste bien tranché.Aperçu historiqueAntiquité gréco-romainePeu de gens se rendent compte aujourd’hui qu’à l’origine de ce qui a été jusqu’à hier un des fondements de notre art, le nu, il y eut une disposition psychologique particulière des Grecs. Le culte de la nudité absolue était pour les Grecs une conséquence de leur idée de la perfection humaine; il revêtait donc un aspect éthique, et non seulement physique; conscients de ce qui était implicite dans la beauté physique, ils évitèrent la sensualité et l’esthétisme. Cette union du physique et du psychique leur permit de donner forme humaine à des idées abstraites: statues de divinités qui ont littéralement hanté l’imagination occidentale pendant des siècles, revêtant tour à tour de nouveaux contenus éthiques, chrétiens ou héroïques, jusqu’au moment où – pendant le néo-classicisme –, incapables d’exprimer une idée, elles se réduisirent à une simple enveloppe (souvent à un masque) de perfection formelle.Si la sexualité est ainsi sublimée dans l’art grec, on peut se demander s’il y a lieu de parler d’érotisme à son sujet. Peut-on parler d’érotisme à propos des processions de satyres ithyphalliques peintes sur les vases archaïques déposés dans les tombeaux, si l’on sait que ces images étaient censées favoriser la fertilité de la terre, du bétail et la palingénésie? Cette même idée faisait placer dans les champs, aux carrefours et dans les maisons des termes de l’Hermès arcadien avec indication plastique du phallus. La fonction d’éloigner le mauvais œil, propre au phallus, n’a rien d’érotique, pas plus qu’un autre objet qui avait le même but, l’œil apotropaïque. Les guides mal informés disent qu’il faut voir une vantardise du propriétaire dans une peinture du vestibule de la maison des Vettii à Pompéi: un Priape qui pèse sur une balance son énorme phallus. Il n’en est rien: le phallus était comparé pour sa fonction fécondatrice aux fruits, aux céréales et aux légumes qu’on vend au poids au marché. L’érotisme est, cependant, assez manifeste dans les images du phallus exhibées lors des fêtes de Dionysos et des farces populaires appelées phlyakes , dont on conserve le souvenir dans les vases du IVe siècle. Et l’aspect érotique avait certainement voilé, sinon oblitéré, la destination rituelle primitive d’une petite statue hellénistique en terre cuite qu’on peut voir au musée de Mykonos, une femme nue qui chevauche un phallus pourvu de roues. À Rome, pendant les fêtes des Liberalia , un phallus était porté en procession sur un chariot par les routes de campagne et plus tard même en ville. Mais quoiqu’on chantât à ces occasions des couplets grivois, lorsqu’une matrone couronnait solennellement l’objet, c’était pour implorer une bonne récolte (pro eventibus seminum ). Pendant les fêtes de Faunus, les Lupercalia , les adeptes du dieu flagellaient sur leur passage les femmes avec des lanières découpées dans la peau d’une chèvre qu’on venait d’immoler: il ne s’agissait pas seulement de sadisme, mais l’on supposait que les femmes ainsi frappées devenaient fécondes. Quant aux lampes décorées de phallus et placées dans les tombeaux, elles étaient censées augmenter la vertu magique de la lumière régénératrice du mort. Les religions à mystère transmises de l’Orient à Rome firent croître l’importance des symboles sexuels auxquels on attribuait le pouvoir de faire renaître périodiquement les plantes, de multiplier le bétail et de perpétuer la race humaine. La sexualité religieuse est manifeste en certains détails des grandes fresques de la villa des Mystères à Pompéi. Il s’agit d’un rite, les «épousailles» (hieros gamos ) d’une mortelle avec le dieu: l’union s’effectue symboliquement par le dévoilement d’un crible d’où surgit le phallus. Ce rite faisait peut-être partie des mystères de Dionysos.Comme dans la mythologie grecque, l’amour est souvent violent, les scènes d’enlèvement et de violence charnelle sont très nombreuses dans l’art: un exemple entre tous, la lutte des Centaures et des Lapithes pendant un banquet de noces. Cet érotisme-là atteint son paroxysme dans la légende de Penthésilée, reine des Amazones, et d’Achille, qui devait inspirer au temps du romantisme le drame frénétique de Kleist. Les vases peints abondent en scènes de luxure et de figures représentant la vie sexuelle courante: l’hétaïre et l’éphèbe, ce dernier salué parfois par les mots ho pais kalos («oh! le beau garçon!»). Plusieurs peintres des âges classique et hellénistique sont connus pour avoir peint des mythologies érotiques: Parrhasios, Aristeidès, Pausias, Nikophanès, Ktésiklès; mais il ne reste rien de leurs œuvres. Praxitèle représenta Aphrodite nue, mais sa nudité avait une signification rituelle; la statue surgissait au milieu d’un jardin luxuriant: encore un symbole de fécondité.À l’époque hellénistique, on note la fréquence des groupes érotiques dits symplegmata : une de ces sculptures, deux amants qui s’embrassent (un relief de l’Ara Grimani au musée archéologique de Venise), fut souvent copiée par les artistes de la Renaissance, notamment Titien. L’aspect le plus piquant de l’érotisme hellénistique est représenté par le groupe en marbre d’Aphrodite, Pan et Érôs au musée national d’Athènes: le dieu-bouc, souriant, porte la main sur la déesse nue, celle-ci le menace avec une sandale; en haut, Érôs enfant cherche à ramener la paix. Surprise pour les modernes que nous sommes: cette sculpture érotique était un ex-voto religieux de la fin du IIe siècle avant J.-C. Enfin la Vénus Callipyge (Naples) qui montre ses fesses (le même geste est accompli par une courtisane dans une figuration de l’art de la période classique) est le point final de cet art où religion et érotisme sont inextricablement liés. L’influence hellénistique se fit fortement sentir dans le monde romain, les scènes d’accouplement dans le Lupanar de Pompéi en sont un corollaire. Le côté pornographique est aussi évident dans un camée d’agate du cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale: l’empereur Héliogabale, nu et ithyphallique, conduit un bige auquel sont attelées des femmes nues; l’inscription Epixenos (étranger), qui fait allusion au fait qu’Héliogabale avait introduit des coutumes de l’Orient, indique qu’il s’agit d’une satire, mais Théophile Gautier prit la chose au sérieux et fit dire à d’Albert dans Mademoiselle de Maupin : «Ma garde-robe est mieux montée que la tienne, Héliogabale, et bien autrement splendide... j’ai aussi attelé à mon char des courtisanes nues!»OccidentOn ne parlera ni du Moyen Âge (il connut une vie érotique intense, mais qui a été avare de documents figuratifs de ce genre, même sur les rites des sorcières qui continuaient des cérémonies magiques très anciennes) ni de la Renaissance (le geste du jeune homme qui introduit la main dans la jupe de la jeune fille dans la célèbre fresque de Francesco Del Cossa, 1436-1478, au palais de Schifanoia à Ferrare, est une exception, et la fameuse illustration du «Triomphe de Priape» dans l’Hypnerotomachia de Polyphile n’est qu’un écho de figurations classiques), pour rencontrer une période franchement érotique au XVIe siècle. L’auteur de l’Hypnerotomachia caressait, d’un style précieux, tous les charmes d’une nymphe endormie; il appartenait au milieu culturel de la Vénétie, de même que Giorgione dont la Vénus (musée de Dresde) devait servir de modèle à celles de Titien et aux nymphes, bien plus piquantes, de Lucas Cranach. Or le but de ce genre de tableaux est le même que se proposait Matteo Bandello décrivant une beauté nue dans son lit pour que les courtisans prissent feu à ce récit, le même qui était déclaré dans une lettre de l’Arétin: «Je crois que Messer Iacopo Sansovino va vous orner la chambre avec une Vénus si vraie et si vivante qu’elle doit remplir de luxure la pensée de tous ceux qui la regardent.» Le Parmesan, d’autre part, peignait pour l’Arétin une Madone à la rose qui, avec son divin enfant, ressemblait par son geste et l’élégance de ses membres, plutôt à Vénus avec Cupidon.L’Arioste décrivait Angélique enchaînée au rocher d’Ébude, victime destinée à un monstre, et les peintres ne se fatiguaient jamais de peindre Andromède pour exciter les gentilshommes voluptueux et pervertis: en particulier, l’Andromède de Titien et la Libération d’Arsinoé du Tintoret révèlent des penchants sadiques par le contraste des membres nus des belles victimes avec l’acier des armures et les lourdes chaînes. En quête de sujets alléchants, on pillait la mythologie et même l’histoire sainte. Sujets favoris: Suzanne et les vieillards, Loth et ses filles (en particulier les nus des adolescentes dans le tableau de Joachim Wtewael à l’Ermitage), Joseph et la femme de Putiphar, Salomé, Judith, Samson et Dalila, Bethsabée, la Madeleine, les saintes martyres, la Charité romaine (la jeune fille qui donne le sein à son père prisonnier), la mort de Cléopâtre et celle de Didon, le jugement de Pâris, Hylas et les nymphes, Hercule et Omphale, Hercule et Déjanire, etc. Les maniéristes, surtout ceux du Nord (par exemple Bartholomeus Spranger, H. Goltzius), ajoutèrent à ces thèmes une note de gaillardise, l’école de Fontainebleau un traitement voluptueux. Certains thèmes tirés des homélies, qui avaient déjà été des lieux communs au Moyen Âge, tels la vanité des choses humaines et le triomphe de la Mort, fournirent un prétexte à des compositions où l’érotisme s’allie au macabre. Au commencement du XVIe siècle, Hans Baldung Grien et Niklaus Manuel Deutsch montrent la Mort qui embrasse une jeune femme, avec un avant-goût du vampirisme qui fascinera les romantiques. Au XVIIe siècle, tandis qu’en Italie la peinture officielle se conformait aux préceptes, inspirés par la Contre-Réforme, des Due dialoghi... degli errori de Pittori par Giovanni Andrea Gilio da Fabriano (1564), et se préoccupait de ne pas fourvoyer les âmes (à tel point que dans une peinture, aujourd’hui perdue, d’une église de Rimini, l’archange de l’Annonciation était pourvu d’une «barbe blanche»), en Hollande une quantité de gravures traitèrent des sujets grivois et même scabreux, avec un réalisme qui frise la caricature (par exemple Joseph et la femme de Putiphar de Rembrandt). Dans la peinture, l’allusion érotique est souvent discrète, par exemple une femme qui enlève ses bas, une toilette matinale, etc. (tableau de Jan Steen à Buckingham Palace). Mais comme l’expression des sentiments humains dispose après tout d’une gamme assez limitée, l’extase mystique peut aussi bien suggérer la pâmoison érotique: l’exemple célèbre est la Sainte Thérèse du Bernin, et il y a une quantité de visages de «belles âmes» de saintes et de martyres qui n’auront pas à changer d’expression pour devenir les jolies voluptueuses du XVIIIe siècle français. La production artistique de caractère érotique et scabreux de l’époque de la joie de vivre est considérable: il suffit ici de nommer l’œuvre galante de grands peintres comme Boucher (tableaux destinés au boudoir de Mme de Pompadour) et Fragonard (La Gimblette , La Chemise enlevée , Les Hasards heureux de l’escarpolette , etc.). Les thèmes érotiques sombres et même sinistres qui forment un courant souterrain du romantisme furent annoncés par Heinrich Füssli (Fuseli) dès la fin du XVIIIe siècle (il y a de lui toute une série de dessins dont l’obscénité est à peine voilée par l’art) et ne pouvaient manquer d’inspirer les peintres comme ils inspirèrent les écrivains; c’est surtout à la fin du siècle qu’il y eut une éclosion de peintures et gravures d’un caractère érotique souvent scabreux et aussi satirique: Félicien Rops et Aubrey Beardsley sont les plus connus; d’ailleurs, l’exotisme luxurieux et sanglant qui avait inspiré Delacroix dans la première partie du XIXe siècle réapparut à la fin du siècle avec un air non plus dramatique, mais élégiaque et langoureux, dans l’œuvre de Gustave Moreau. L’Apparition suggéra à Huysmans des pages qui sont l’expression typique de l’érotisme décadent. L’érotisme triomphe dans l’œuvre des surréalistes (Salvador Dalí, Max Ernst, Delvaux, Leonor Fini) et prend des nuances mystérieuses et louches chez Balthus (dont La Leçon de guitare appartient plutôt à la pornographie), franchement sadiques chez Alfred Kubin, caricaturales chez George Grosz. Même l’art abstrait n’est pas exempt de suggestions érotiques. Le philosophe écossais Samuel Alexander a écrit: «Si le nu est traité de façon à réveiller chez le spectateur des idées et des désirs appropriés au sujet matériel, c’est du faux art et de la mauvaise morale.» Mais qui peut assurer que même les moins réalistes des représentations du nu ne soient capables de troubler le spectateur? Kenneth Clark confesse que, devant le Nu bleu de Matisse, il se retire embarrassé, et que le Torse de Brancusi, une version du buste féminin tellement simplifiée qu’elle est simplement composée de deux cylindres obliquement rapprochés sous un cylindre plus haut, lui semble «plus troublant et moins décent» que la Vénus de Cnide. Contrairement à l’opinion d’Alexander, Clark écrit: «Dans le mélange de souvenirs et de sensations provoqués par les nus de Rubens et de Renoir, plusieurs sont appropriés au sujet matériel ». Ces mots d’Alexander étant souvent cités, il est nécessaire d’insister sur ce qui est évident et de dire qu’aucun nu, pour abstrait qu’il soit, ne devrait manquer de réveiller chez le spectateur quelque trace de sentiment érotique, au moins la plus faible nuance, et que, s’il ne fait pas cela, c’est du mauvais art et de la fausse morale.2. La littérature érotiqueCochon, croustilleux, cru, curieux, égrillard, émoustillant, galant, gaulois, graveleux, grivois, lascif, leste, libertin, libidineux, libre, licencieux, lubrique, luxurieux, obscène, paillard, polisson, pornographique, rare, salace, satyrique, scatologique, voilà quelques-uns des adjectifs dont nous désignons certaines œuvres littéraires que notre siècle, habile à tout confondre langagièrement, à tout réduire au plus petit commun dénominateur, choisit d’appeler d’un seul mot: érotique.Abus de langage, plus pernicieux encore que celui qui abaroquise tout art et toute chose, car il donne au tyran bonne conscience. Si le même adjectif, «érotique», couvre tant de marchandises: l’illustré grivois, l’hebdomadaire cochon, les parnasses satyriques du siècle de Louis XIV, l’obscénité sanieuse et métaphysique de Georges Bataille, il sera facile d’englober dans une même réprobation, et pourquoi pas dans une même condamnation, Penthouse et le Cantique des cantiques, Lui et le K ma-s tra (ou Kama Soutra ), Le Colonel Ronchonnot et le Rouputuan , Gamiani et les traités japonais de l’oreiller, les poésies luxurieuses de Malherbe et l’aseptique Histoire d’O , Louis-Charles Royer et le marquis de Sade, les chansons de salle de garde et les chants d’amour du Shi jing (Canon des poèmes chinois).Paganisme et judéo-christianismePour Richelet, au XVIIe siècle, «érotique» qualifie ce qui porte à l’amour; selon les lecteurs, ce mot désignerait donc la littérature leste, licencieuse ou obscène. Plus nuancé, Littré ne confond pas érotique et licencieux: érotique lui désigne ce qui se rapporte ou qui appartient à l’amour; quant aux «érotiques» pris substantivement, ce lui sont «anciennes poésies relatives à l’amour» (notez bien: anciennes). Le Larousse en onze volumes justifie le pire usage, identifie érotique et licencieux. S’il reconnaît qu’érotique signifie «relatif à l’amour» (et donne pour exemple les poésies érotiques), il ajoute: «Licencieux: littérature, gravure érotique», confessant une des faiblesses de notre sensibilité, ainsi révélée par l’ambiguïté du vocabulaire; car enfin, pour qui sait lire ce Larousse, fussent-elles licencieuses ou cochonnes, les poésies seront «érotiques», alors que la littérature en général et la prose en particulier seront «licencieuses», et seraient-elles proprement érotiques: érotiques proprement.Du paganisme...Heureux les pays dont les dieux font l’amour, plus ou moins librement, plus ou moins cyniquement, comme Krishna avec R dh ; comme le taureau, l’aigle ou les pièces d’or que Zeus devient avec deux femmes et le beau Ganymède; comme Izanami no mikoto et Izanagi no mikoto dans le Kojiki , cette chronique japonaise des choses anciennes, qui conte naïvement comment le mâle-qu’on-invite et la femelle-qui-invite copulent sans vergogne après avoir tourné pieusement autour de l’auguste pilier céleste, fondant ainsi, d’un seul geste, l’humanité tout entière et la dynastie japonaise. Dans ces civilisations-là, l’homme n’a guère de peine, ni non plus de mérite, à imiter ses dieux; il lui suffit de faire l’amour: sa vie charnelle est sanctifiée. Comme dit Eschyle: «Le Saint Ciel est ivre de pénétrer le corps de la Terre.» De la même façon, le taoïsme définit l’ordre cosmique en termes de va-et-vient sexuel: «Un temps de yin , un temps de yang , voilà le dao .» Du coup, voici naître le K ma-s tra , la G 稜t Govinda , les traités japonais de l’oreiller, les Entretiens de la jeune fille toute simple avec l’Empereur jaune, ou Le Banquet de Platon. Parmi les huit rasas selon lesquels se répartit la poétique indienne traditionnelle, les huit saveurs si l’on veut, les quatre primaires sont l’érotique, le furieux, l’héroïque et l’odieux. Du rasa érotique procéderaient le comique, le pathétique, le merveilleux et le terrible. Selon cette poétique, c’est dans le rasa érotique qu’on trouve surtout l’unité. Ainsi la philosophie qui plus que toute autre peut-être nie la vie a fondé une littérature et justifié des arts plastiques où l’on accepte avec émerveillement tout l’amour, y compris charnel. Ainsi la description des saisons dans le Rtusa ュh ra : «Sorte d’instruction amoureuse [...], invitation aux plaisirs de l’amour; c’est le ton érotique qui domine.» On retrouve le thème dans le Raghuva ュça , où toutes les saisons attestent que tous les aspects de la nature «se prêtent aux lascifs passe-temps du roi» (Louis Renou). En revanche, bien que l’imitation de Jésus-Christ, si nous la prenons au sérieux, nous impose de ne pas jeter aux femmes adultères le premier caillou de la peine capitale, et par conséquent de ne condamner ni Anna Karénine, ni Madame Bovary, ni même les pièces condamnées de Baudelaire, Jésus-Christ, aussi parfaitement chaste qu’on le présente dans sa fable, et lors même que les longs cheveux de la Madeleine lui balaient tendrement les pieds, ne nous est d’aucun secours. On a beau savoir qu’un prédicateur audacieux quelque jour suggéra qu’en cette circonstance du moins Jésus-Christ fut «troublé», nous ne savons rien de ce trouble supposé. Rien là qui nous permette d’imaginer une sculpture chrétienne aussi pieusement érotique que le temple de Khajur ho, une littérature érotique aussi pure qu’en Chine les Entretiens de la jeune fille toute simple avec l’Empereur jaune. En dépit des efforts de certains théologiens, l’acte de chair, dans la conscience populaire du monde judéo-chrétien, c’est la déchéance, la souillure, la faute originelle. Même incarné en Jésus, le Dieu transcendant reste esprit pur, nous prescrit la chasteté, la continence:DIR\Luxurieux point ne serasde corps ni de consentement,/DIRet se garde bien de nous enseigner comment exceller au déduit.... au judéo-christianisme...Au nom de ces fables austères, n’a-t-on pas vu des prédicants catholiques ou protestants s’efforcer de faire disparaître à Madagascar, au cours du XIXe siècle, tous ceux des haintenys merinas qui exprimaient sainement, saintement, les joies de l’amour charnel? En même temps qu’on étouffait et tâchait de détruire cette innocente poésie, on écrivait Ny dian’i Jesosy teto Madasikara (Le Voyage de Jésus à Madagascar ). Il n’a pas fallu moins d’un siècle, et une mission sur le terrain de Mme Bakoly Domenichini-Ramiaramanana, un peu de hasard aussi et beaucoup de persévérance, pour qu’on retrouve et publie enfin certains des poèmes que le christianisme avait cru pouvoir effacer. Dans son édition des haintenys d’autrefois (Haintenin’ ny fahiny ), Mme Ramiaramanana observe que Jean Paulhan lui-même, le champion de Sade, le préfacier de l’Histoire d’O , l’homme qu’on ne saurait soupçonner de jamais censurer un texte, n’a publié aucun hainteny érotique: c’est que, pudeur ou prudence, ses informateurs – chapitrés par les missionnaires – omettaient de le renseigner. Les Malgaches s’exprimaient trop simplement:DIR\C’en est fini des fleurettes d’amourIl ne reste plus qu’à se consulter au ventre./DIRDe la même façon à peu près voit-on la poétesse iranienne Forough-é Farrokhz d corrompre par l’idée du péché sa revendication en un sens émancipatrice:DIR\J’ai péché, voluptueusement péché,Dans une étreinte chaude et pleine de feu;/DIR(ce qui n’est pas mal assurément pour une musulmane; ce qui serait beaucoup mieux, du point de vue érotique, si n’intervenait pas la notion de souillure). Cette confusion du sale et de l’érotique nous vaut de lire l’«Oraison du soir» de Rimbaud, publiée en hongrois dans une Anthologie de l’érotisme , à cause de «Je pisse vers les cieux bruns»!... et au christianisme invertiIl en résulte que, dans le monde judéo-chrétien, beaucoup des érotomanes les plus obstinés ont accepté les valeurs dominantes, et trouvé dans la transgression, voire la souillure, le meilleur ou le seul élément du plaisir charnel. Si pathétique soit l’érotisme de Georges Bataille, qu’y admirer, quand on l’admire, qu’un christianisme inverti, perverti? «Il va de soi que le développement de l’érotisme n’est en rien extérieur au domaine de la religion, mais justement le christianisme s’opposant à l’érotisme a condamné la plupart des religions» (G. Bataille). Le couple Érôs-Thanatos (Amour-Mort) y acquiert du coup autant d’importance, et fatale au bonheur charnel, que le couple plaisir-péché. Dans une civilisation qui se révolte contre la mort, sans comprendre que c’est condamner la vie et l’amour mêmes (une seule petite mort justifiant pleinement la grande; à plus forte raison, mille, cinq mille petites morts), le refus de la mort tue l’amour. Il en résulte encore que si, même dans les pays qui disposent de livres canoniques sur l’amour charnel (le K ma-s tra ou l’Art d’aimer de maître Dongxuan), certains lecteurs confondent l’érotique et le luxurieux, c’est beaucoup plus fréquent, c’est la règle, dans les aires de civilisation où l’acte charnel est accompli comme une transgression. Jusqu’au mot «chaste», alors, tout y devient «obscène».Incertitudes de la littérature érotiqueDu sacré au profaneDans les pays marqués de judéo-christianisme ou, ce qui revient au même à cet égard, de marxisme, le seul équivalent de la vraie littérature érotique (K ma-s tra , traités de l’oreiller, etc.), ce sera donc l’anatomie, les manuels comme La Technique sexuelle dans les rapports conjugaux , du docteur C. Roberts (pour l’homme) et de la doctoresse Anne C. Wills (pour la femme), ou encore les traités de casus conscientiae , ou encore les encyclopédies de sexologie: Krafft-Ebing, Havelock Ellis. Mais lorsque le docteur Van der Velde publia Le Mariage parfait , ouvrage d’anatomie et de physiologie assaisonné de quelques conseils aussi pertinents que celui du médecin Van Swieten à une souveraine: «Praeterea censeo vulvam Sacratissimae Majestatis diutius ante coitum esse titillandam », bien des jeunes gens, bien des gens moins jeunes ne l’achetèrent que pour le lire d’un œil coquin. Ouvrage médical, technique et moralisateur pourtant que celui-là; ouvrage par conséquent érotique au vrai sens du mot; comme, plus proche de nous, celui du docteur Gérard Zwang sur Le Sexe de la femme , traité d’anatomie autant que chant d’amour pour l’objet célébré. Même les ouvrages de ce genre, ou encore Le Jardin parfumé du cheikh Nefzaoui , ou Le Ktab (Le Livre ) des lois secrètes de l’amour d’après le Kh 拏dja Omar Haleby abou Othman , sont plus souvent ouverts dans un esprit graveleux ou obscène qu’érotique. Le Ktab n’hésite pourtant pas à préciser qu’au moment où la femme, «humectée par le désir, est enfin en mesure de recevoir le sperme avec fruit, et où commence la pénètration», à ce moment-là, pour mettre le diable en fuite, vous direz tous deux: «Au nom de Dieu!» et que «si, au moment du spasme final, au moment de l’éjaculation, la femme se tenant immobile, comme en extase, vous pouvez ajouter: «clément et miséricordieux!», l’œuvre sera parfaite et l’enfant que vous procréerez ne sentira jamais la main du démon». Conformément aux prescriptions de l’islam, cet ouvrage condamne l’adultère, l’onanisme, la bestialité, la fellation, mais célèbre la polygamie; ouvrage par conséquent d’un moralisme insistant: érotique au sens propre, puisqu’il enseigne les divers coïts licites, la valeur des ablutions et de la prière, suggère des recettes de parfums aphrodisiaques et les conjurations qui triomphent de l’impuissance. Mais l’esprit de l’homme est si perverti dans notre monde que peu de gens lisent comme il faut ces conseils, ou le traité du docteur Zwang.Aux impurs tout est impurAux purs, tout est pur, paraît-il. Aux impurs, assurément, tout est impur. Voilà pourquoi Balzac fut en France taxé de pornographie, Crébillon le fils de licence, tandis que le K ma-s tra , livre saint de l’Inde, devient sur les quais de la Seine et dans les kiosques du «Boul’Mich’» un ouvrage cochon. Zola, qu’on traita lui aussi de pornographe, en souffrit de tout son tempérament puritain. Il expliquait fort bien le succès de Gil Blas en 1880 (disons de Playboy ou Playgirl ) par le fait que ce périodique était lu par «les hommes et surtout les dames qui ne détestent pas les aimables polissonneries», et même les histoires grasses. Lui se sentait fort étranger à Boccace et à Brantôme: «pas gai du tout, pas aimable, pas polisson, incapable de chatouiller les dames». Protestant contre ceux qui taxaient d’obscénité L’Assommoir et Nana , il décidait que «l’ignoble commence où finit le talent», et qu’«entre ceux qui prennent la spécialité de ne pas faire rougir les femmes et ceux qui mettent leur gain à les faire rougir, il y a les véritables artistes, les écrivains de race qui ne se demandent pas une seconde si les femmes rougiront ou non».L’ennui, c’est que l’on ne peut appliquer sûrement ce critère. Entre le Cantique des cantiques et les Bains de Bade de René Boylesve, de l’Académie française, le K ma-s tra et L’Amour à la française , «charmant roman galant» de L. Loviot, Les Bijoux indiscrets de Diderot et L’Amour à Honolulu de Louis-Charles Royer, les Contes de La Fontaine et Les Onze Mille Verges d’Apollinaire, le Portier des Chartreux et Thérèse philosophe , The Rosy Crucifixion et Liebesbeichte einer modernen Sappho , la G 稜t Govinda et A Man with a Maid , les Ragionamenti de l’Arétin et l’Histoire de l’œil de G. Bataille, Gamiani et les dix tomes des œuvres de Havelock Ellis, la Juliette en 1216 pages de «monstrous and debauched career » que présente la publicité américaine, et les plus érotiques des poèmes chinois, il y a plus que des nuances; l’ignoble n’y commence pas toujours où finit le talent. S’il est vrai que l’Histoire d’O est implacablement écrite, son succès commercial n’est pas dû qu’à son style; est-ce douter de l’homme que de penser qu’une importante part de ses innombrables lecteurs l’ont mal lue? Si éblouissante qu’on juge la langue d’Irène , titre atténué d’un récit d’Aragon, Le Con d’Irène , on s’étonne d’en voir la traduction italienne, en piles illustrées, jouxter les quotidiens démocrates-chrétiens à la porte des églises de Ravenne, dans les kiosques à journaux. Le lit-on pour son talent?Qu’il est malaisé de classer les livres érotiques!Mais alors, comment classer la littérature érotique? Selon les amours qu’on y pratique? L’homosexualité ou l’hétérosexualité? Ce serait dérisoire, car La Voie des éphèbes , le Wakash -d 拏 des Japonais, les Contes d’amour des samouraïs ne sont pas indignes des Cinq Amoureuses (K 拏shoku gonin onna ) de Ihara Saikaku ; lequel raconte, parmi plusieurs, l’aventure d’un ermite qui n’aime que les beaux garçons et se fait séduire par un charmant éphèbe: une jeune fille ingénieusement déguisée. Dans le Q bous Nameh (Le Livre de Qabus ), composé au XIe siècle à l’intention de son fils, l’émir Kayk ous ben Eskandar propose une solution libérale: à poil et à plume , comme on disait au grand siècle: «En été, consacre-toi aux garçons, et en hiver aux femmes.»Prétendra-t-on classer les livres «érotiques» selon qu’y domine l’amour charnel ou le pétrarquisant? Impossible une fois encore, car ce même traité iranien prodigue des conseils terre-à-terre: ne besogne ni à l’excès, ni à jeun, ni en état d’ivresse; ne t’attache ni à un seul sexe, ni en chaque sexe à un seul objet; modère-toi l’hiver et l’été, mais abandonne-toi aux effluves du printemps, ce qui n’empêche pas l’émir Kayk ous de proposer à son élève une philosophie que nous dirions platonicienne de l’amour: parés comme chez Platon de toutes les séductions du corps et de l’esprit, l’amant et l’aimé atteignent dans la volupté au premier degré de l’amour divin. Attar, Saadi, el-Maghribi, Djami, c’est à qui en Iran célèbrera le bel échanson, le ch hed qui verse le vin d’amour. Que nous voilà loin apparemment des grivoiseries des Hazaliy t composées par Azraghi (mort en 1312) à qui nous devons un De mentula et vulva , ou de cet Obeid-é Zakami, auteur d’un De masturbatione . Pourtant, de l’un à l’autre, le passage reste insensible. En pays sh 稜‘ite, la littérature «érotique» oscille constamment de la luxure au mysticisme.Essaiera-t-on de classer les œuvres érotiques selon leurs vertus morales? Là encore, que de difficultés!Ibn Qotaïba rapporte qu’al-Farazdaq «fut la coqueluche des femmes et le maître de la galanterie; cependant il n’excelle point dans la poésie amoureuse»; au rebours, «Jarir fut chaste et modeste auprès des femmes, il fut pourtant le plus admirable des hommes dans la poésie amoureuse». L’amoureux transi chante mieux l’aubade, on le sait, ou la sérénade, que celui qui, les reins fourbus, cuve sa volupté près de l’une de ses belles ou l’un de ses mignons. Et vous oseriez porter un jugement moral sur l’œuvre de ces deux poètes? Et puis, comme dit Pline le Jeune, en expédiant à un ami quelques hendécasyllabes phaléciens de ton grivois ou polisson: «Avoir de la retenue, c’est l’affaire du poète vertueux, mais ses petits vers sauront s’en passer, puisque enfin ils ne peuvent être piquants et agréables sans un brin de volupté et de libertinage.» Admettons que Juvénal, quand il présente une Messaline qui:DIR\Resupina jacens multorum accepit ictus ,/DIRflagelle ici les mœurs de Rome. Est-il évident que le festin de Trimalcion, dans le Satiricon de Pétrone, soit autre chose qu’un tableau complaisant des fureurs libidineuses d’une société pourrie? Et direz-vous moral Ovide? Direz-vous immoral son Art d’aimer ? Moral assurément, puisqu’il veut qu’on parvienne au plaisir simultané, et conseille à l’homme de se détartrer les dents avant d’entrer en lice amoureuse. Nulle pudeur superflue non plus, et cela aussi est moral. Mais que de complaisances pour les mensonges des amants! Comme si les combats de l’amour justifiaient toutes les ruses! Orléaniste libéral que révoltait la corruption sexuelle de l’aristocratie française au XVIIIe siècle, Choderlos de Laclos n’écrit ses Liaisons dangereuses que pour morigéner une classe qui se rue en effet à sa perte: à l’échafaud. De ce moraliste qu’on refuse de croire quand il explique son dessein dans ses lettres à Mme Riccoboni, nous entendons faire un héros de la révolte sexuelle, un précurseur du marquis de Sade, cet autre moraliste impénitent! Alors?Érotisme et libération politiqueEn ceci du moins la littérature «érotique» est morale que, très souvent, elle se veut, ou se sait libertaire, ou du moins libératrice. Senancour écrit un traité en son temps fort audacieux: De l’amour , plaidoyer pour le divorce. Et croit-on qu’il s’agit d’un hasard si l’un des ouvrages érotiques les plus virulents du XVIIIe siècle s’intitule Thérèse philosophe , ou si Diderot s’en prend simultanément à Dieu et à notre morale sexuelle, proposant un traité qui suggère d’accoupler les humains selon la convenance de leurs organes génitaux plutôt que selon les avances d’hoirie: Les Bijoux indiscrets . Comme disait à bon escient le marquis de Sade: «On déclame contre les passions sans songer que c’est à leur flambeau que la philosophie allume le sien.»De la même façon, Evergreen Review , l’une des revues que nous dirions «de gauche», publiée entre 1957 et 1984 aux États-Unis, accordait aux textes, aux bandes dessinées, aux photos «érotiques» en couleur une place telle que le Postmaster General s’en inquiéta plusieurs fois. Cette insistance qui, de loin, peut sembler indiscrète, nous la comprenons mieux si nous nous rappelons qu’elle s’accompagne d’une égale insistance à poser les questions politiques dont dépendent la vie, la survie des États-Unis. Dans le numéro même où une harpie nue arrache le pantalon d’un homme qui hurle au secours, où la publicité vante un jeu de cartes dont les dos présentent tout un assortiment d’éphèbes nus, on put lire un article où Jind face="EU Caron" シich Chalupecký s’interrogea sur la littérature et sur la liberté (la liberté en général, et en particulier la liberté en Tchécoslovaquie).Dans nos civilisations, il arrive donc que la littérature «érotique» collabore à l’émancipation des hommes et des femmes, prouvant ainsi son sérieux, sa vertu. Par malheur, toute révolution triomphante, et fût-elle obtenue par les efforts conjoints de ceux qui réclament la liberté d’aimer et celle de penser, n’a pour premier souci que de brimer l’une, de briser l’autre. Mao proscrivit le Rouputuan , ou La Chair comme tapis de prière et le Jin ping mei , plus sévèrement que même les plus puritains des empereurs confucéens. De sorte que, à la même époque, seuls les pays capitalistes concédaient à la littérature érotique, et même pornographique, des libertés qui s’expliquent sans doute par le profit qu’ils en tirent, mais aussi par des raisons moins mesquines: libertine ou obscène, cette littérature défoulerait des instincts qui, faute de cet exutoire, s’assouviraient dans la brutalité, le viol, le meurtre. Après d’autres, Albert Caraco, dans La Luxure et la mort , soutient âprement cette proposition. Soyez luxurieux, sinon il vous faudra tuer. Moins provocants, certains moralistes laissent entendre et espérer que, lassés de tant de sexes en noir et en couleurs dans toutes les situations, les couches sociales qui, grâce aux grands moyens d’information (ou par leur faute?) accèdent désormais à la littérature «spéciale», finiront par s’en dégoûter.Quels que soient les vrais mobiles qui commandaient, dans les années 1960, la révolution des mœurs sexuelles, félicitons-nous de constater que les intérêts du capitalisme l’emportaient sur la tartuferie d’un prétendu socialisme qui n’est que du christianisme vergogneux, et tenons pour faste le 1er juillet 1969, date à laquelle on abolit au Danemark l’article 234 du Code pénal, celui précisément en vertu duquel on avait condamné l’Histoire d’O . Décision d’autant inattendue que prise par un ministre conservateur de la Justice, M. Knud Thestrup, et que l’organe du Parti communiste, Land og Folk , condamna dans l’érotisme danois un nouvel «opium du peuple». Même si l’on doit regretter que la loi ne distingue plus l’érotique de l’«érotique» et de la pornographie, plutôt la licence qu’une excessive contrainte, laquelle porte toujours préjudice à des œuvres comme les Mémoires du comté d’Hécate de cet Edmund Wilson qui fut aux États-Unis condamné pour ce beau livre, ou comme L’Amant de lady Chatterley de ce D. H. Lawrence en qui Malraux célébra pourtant l’écrivain qui tenta «de faire de notre conscience érotique, dans ce qu’elle a de plus viril, le système de références de notre vie». Même si l’on n’accepte pas tout à fait la formule d’Eric Losfeld (selon qui la pornographie serait tout simplement «l’érotisme de l’autre»), plutôt la solution danoise que la communiste, la chrétienne, la confucéenne, la maoïste.La langue de l’érotiqueDu rôle des imagesPuisqu’il s’agit de littérature érotique, parlons donc plutôt de style. Seule question vraiment grave en l’espèce. Charles Sorel déjà le savait, qui déplorait dans La Vraie Histoire comique de Francion (1623) que la plupart des mots y relatifs nous fassent défaut. Non pas que soit pauvre le vocabulaire de l’érotique; c’est plutôt le contraire: des dizaines de termes désignent en arabe le sexe de l’homme, celui de la femme. Pour peu qu’on pratique le glossaire compilé par le docteur Zwang à la fin du Sexe de la femme , on découvre (si on l’ignore) que le français n’est pas moins riche en ce domaine que l’arabe du cheikh Nefzaoui ou le chinois. Mais l’école, la caserne, les pissotières ont galvaudé, avili, sali tous les mots propres. De la même façon, l’Anglaise ou même l’Anglais n’emploiera pas volontiers les «mots de quatre lettres» du genre shit , fuck ou cunt , mots simples, et qui, si seulement ils étaient propres, aux deux sens langagiers du mot, seraient indispensables. Hélas, ils ne le sont pas plus qu’en chinois le mot «tortue»: gui , en argentin conchita ou cabrón , en allemand vögeln ou avisieren .Restent les images: abricot, amande, berlingot, conque, étau, mortier ou rose... On peut toujours en tirer d’heureux partis, quand elles ne sont pas souillées, elles aussi, par un abus indiscret. Avec la même innocence, les fragments qui nous restent des traités taoïstes de la Chine décrivent les parties du sexe de la femme: la terrasse précieuse, la langue de poulet, la salle d’examens; d’autres images suggèrent les attitudes que savent inventer les amants inspirés: la corne de la licorne, le dragon lové, le couple d’hirondelles, l’union du martin-pêcheur, les mouettes en vol, le destrier au galop, le bond du tigre blanc, chat et souris dans un trou, etc.Et voici au K ma-s tra quelques heureuses formules pour désigner certaines caresses un peu appuyées: «On fait avec les ongles huit marques, par égratignure ou pression: la sonore, la demi-lune, le cercle, le trait de l’ongle ou la griffe du tigre, la patte du paon, le saut du lièvre, la feuille de lotus bleu.» Comment se fait-il que la Recherche scientifique n’ait pas encore créé un «laboratoire» (c’est désormais le mot de rigueur) chargé de compiler le trésor universel des images de l’érotique, afin de découvrir celles qui dépendent des circonstances: climat, faune, flore, métier, religion, etc., et celles qui constituent le propre de notre espèce? Lorsque le Chinois Li Yu compare à deux œufs qu’on ferait éclater en appuyant dessus les seins de son amie, il emploie une image qui serait en français remède bien plutôt qu’adjuvant à l’amour: les «œufs sur le plat» y ont mauvaise réputation. Et lorsque, dans Le Roman de l’anneau (Shilappadik ram ), le prince tamoul Ilango Adigal compare maintes fois au poisson l’œil de sa bien-aimée (ce qui rappelle certaines images de peinture égyptienne, divers dessins de Cocteau, et telle phrase de Colette qui dans un œil voit une sole), s’il gêne d’abord les Français à cause de l’«œil de poisson frit», un peu plus d’attention nous permet d’en goûter la beauté, d’en pressentir la valeur universelle. Bien des comparaisons accumulées dans La Chair comme tapis de prière se retrouvent loin de la Chine dans les autres ouvrages relatifs à l’amour: la chaussure et son pied, le cheval et son cavalier, le jardin et son jardinier, la guerre, le siège. Jusqu’au Muero porque no muero dont, après tant de mystiques espagnols, arabes, hindouistes, Li Yu à son tour nous régale : «Cet éventail me fait mourir sans que je meure.»Peu importe que ces images soient populaires, comme dans les Ragionamenti de l’Arétin. Inutile à ce propos d’invoquer un «hyper-espace linguistique»; il s’agit tout uniment d’un langage, comme l’écrivait de Sanctis, plein de mots «locali e forestieri, nobili e plebee, poetiche e prosaiche, aspre e dolci, umili e sonore », bref, d’un langage dru, personnel, bariolé d’étrangismes et de termes patoisants. Mais il ne s’agit point là d’érotisme au sens où le K ma-s tra et l’Art d’aimer de maître Dongxuan sont érotiques; il s’agit plutôt de truculence libidineuse.Cicéron, dans sa correspondance, joue ingénieusement, discrètement, avec le nom du sexe de la femme. Bien d’autres écrivains ont compris que le domaine du jeu des corps est aussi celui du beau jeu avec les mots.Par malheur, on n’est guère sensible à la sanie qui gâte les mots «propres»: Gautier, Malherbe, Genet, Apollinaire, Sade, cent autres s’imaginent qu’il suffit de remplacer l’âme par un lourdois et le cœur par du foutre pour libérer la pensée ou produire la beauté.Qui fait l’inventaire des termes sexuels dans les œuvres que fort improprement on appelle libres de Verlaine, il doit avoir l’estomac solidement accroché. Parce que le pauvre Lelian avoue ses intentions («canailles», «salopes» ou «cochonnes»), le «nom de Dieu de vrai salop», comme il se désigne lui-même, s’exclut de la littérature véritablement érotique. Pour Jacques Borel, la crudité de ces textes ne se justifie que si l’on admet qu’au lieu de sacraliser la chair Verlaine s’évertue à la dégager de tout le poids d’une âme qui l’opprimerait, l’asphyxierait. Ce n’est pas non plus en employant des termes vieillots comme «yssir» pour «sortir» (plagiant naïvement les Contes drolatiques de Balzac) que Verlaine désinfectera son vocabulaire. Ce sera lorsque, sans jamais employer un terme archaïque ou souillé par ses contemporains ou par lui-même, il inventera, servie de mots intacts, l’image grâce à quoi tout peut passer. Absolument tout. Ceci par exemple:DIR\Viens, dresseTa caresseDe chaud satin violetQui dans ma main se harnacheEn panacheSoudain d’opale et de lait./DIREt lorsque, heurtant l’r de rauque contre celui de désir , le même Verlaine exprime fortement, par un procédé langagier, l’angoisse dans la gorge de celui qui désire:DIR\À mon désir rauque et muet/DIR(réussite que confirme le consonantisme final de rauque ), il prouve que la littérature érotique peut obtenir de sa forme toutes les délicatesses. Soit par exemple Les Stupra , sonnets qui se veulent obscènes, scatologiques, composés par Verlaine et Rimbaud d’un commun désaccord, encore que celui-là écrive à Charles Morice, le 9 décembre 1884: «Aurez vers obscènes (hélas!) de Rimbe, et politiques de moi.» Si volontairement breneux qu’en soit le sujet, la pièce numérotée XLVIII dans l’édition de la Pléiade propose une série d’images dont plusieurs sont presque jolies; ce vers par exemple:DIR\En fit son larmier fauve et son nid de sanglots./DIRBref, on peut «faire catleya» comme chez Proust, et même avant lui: on peut et l’on doit jouer avec les mots, mais nos esprits à ce point sont sensibilisés qu’il est extrêmement difficile d’employer en érotique les termes propres (qui, dans ce domaine, sont toujours devenus sales) alors que c’est la loi de la littérature. Un seul livre d’amour sans doute serait parfait; celui qu’une femme ou un homme parfaitement païen et pur aurait composé, dans son langage secret, pour le ou la partenaire qu’il désire et qu’il aime. Cet ouvrage n’aurait évidemment qu’un lecteur accompli. Littérairement et poétiquement, peu importe. Commercialement, c’est autre chose. Faut-il donc recourir au latin, comme Chorier dans les dialogues d’Aloysia Sigea ? Est-il vrai que le latin brave l’honnêteté? Certes, beaucoup d’ouvrages sérieux, qui redoutent la censure, emploient cette langue pour les passages «les plus osés» (disons: tous ceux qui traitent correctement de l’amour charnel). Ainsi, dans La Vie sexuelle dans la Chine ancienne du savant diplomate hollandais Van Gulik, la plus grande partie des traités taoïstes est donnée en latin; ainsi, dans une édition anglaise, pourtant édulcorée, du Jin ping mei , The Golden Lotus , imprime-t-on en latin les passages les plus vifs parmi ceux qu’on a retenus. Ce n’est qu’une façon d’interdire l’accès de l’érotique à la plupart des gens; sur un flacon qui mérite mieux, c’est coller l’étiquette «poison». Avouons aussi que la censure fut sotte qui contraignit l’éditeur français de La Chair comme tapis de prière à imprimer en caractères chinois qui se prononcent yang wu (et cela jusqu’à six fois la page) le mot qui désigne tout modestement le pénis; même astuce tartufesque à propos du sexe de la femme (yin men ), dans cet ouvrage où l’on en parle plus d’une fois. Tout dérisoires qu’on les juge, ces procédés contribuent à pervertir le lecteur, à lui donner de l’érotique une idée fausse. C’est suggérer une transgression, un péché. Ceux qui lisent innocemment les beaux textes poétiques ou romanesques traitant des choses de l’amour ne peuvent que refuser des traductions qui, en l’espèce, vraiment trahissent. Il faudrait tenter de rendre à chacune des langues vernaculaires le moyen de nommer les choses de l’amour. Ce qui exigera une lente et difficile éducation. En attendant, la seule ressource de l’écrivain reste l’image. Comme dit Jean Paulhan: «Que nous ont-ils donc fait, ces organes, pour qu’on n’en puisse parler simplement?»Un théâtre érotique est-il jouable?Mais le théâtre érotique oppose de plus graves gênes, qui ne sont plus seulement langagières. Le cinéma nous a montré qu’on peut projeter sur un écran de belles images érotiques, et jusqu’aux «mouvements marins des amants confondus». Dans certain film clandestin de Jean Genet, l’image d’un tuyau de paille par lequel, à travers un trou creusé dans le mur d’une cellule de prison, un détenu expire la fumée d’une cigarette jusqu’à portée de son amant, parvient à exprimer en beauté quelque désir homosexuel entre truands. Mais l’écran n’est pas le plateau. Déshabillages et pantalonnades peuplent aisément un plateau, remplissant le tiroir-caisse; présentable au cinéma, le déduit ne l’est plus sur scène. Lorsque Jean Vilar tenta de monter au théâtre les saynètes que Crébillon fils avait écrites pour qu’on les lût: La Nuit et le moment , Le Hasard du coin du feu (dialogues piquants, assortis de brèves notes scéniques), il ne put que décevoir. En lisant Crébillon, nous ne voyons pas la dame et le monsieur s’ébattre dans le boudoir; nous nous contentons de les imaginer. Du lecteur au voyeur, il y a loin! La Venexiana outre pourtant l’audace: soubrette et maîtresse s’y caressent au lit, mais subito presto: «le temps d’un sein nu entre deux chemises». Quant au Théâtre d’amour de M. Delisle de Sales, que l’on ne connaît aujourd’hui que par un manuscrit en quatre volumes in-8o, transcrits «à Amathonte, l’an de l’organisation de notre planète 40780», acquis par la bibliothèque de l’Arsenal, il a peu de chances de jamais voir les feux de la rampe. Et Le Concile d’amour , de Panizza, représenté à fracas, reste beaucoup plus irréligieux qu’érotique.Outre que mimer sur scène des coïts hétérosexuels, de la sodomie, des parties carrées ou cubiques, des cunnilingues et de la nymphomanie, bref, l’essentiel d’une bonne part de la littérature qu’à tort sans doute on appelle «érotique» opposerait aux acteurs des résistances parfois invincibles dans un théâtre tant soit peu réaliste, on peut douter qu’un public digne de son nom goûte ce qui n’a de sens et de prix qu’en privé . Enfin, le langage vrai de l’acte d’amour est souvent si grossier, ou si mièvre, ou si peu articulé (écoutez les quelques disques enregistrés àces moments-là: une pitié!) que le transposer au théâtre serait une gageure perdue d’avance. Ou alors, on le frelate. Il se gourme, s’intellectualise, comme celui de Marguerite Duras durant la séquence érotique de Hiroshima mon amour . Si l’union mystique reste le lieu et le moment privilégiés du silence, quitte pour le mystique à inlassablement ressasser après coup sa volupté, l’union charnelle ne l’est guère moins. Avant et après, la conversation importe. Durant la montée de l’orgasme, durant les jeux du prélude et du postlude il y a mieux à faire. Essayez donc de mettre en scène La Philosophie dans le boudoir . Vous n’éviterez pas de ridiculiser le divin Marquis, d’écœurer ceux des spectateurs qui vraiment seraient libres. C’est pourquoi les spectacles de nus qui émouvaient New York en 1969 ne peuvent constituer du théâtre. Lorsque la censure se borne à exiger que deux acteurs qui font l’amour à poil sur une table d’opération isolent leurs sexes par une triple épaisseur de papier de soie (voyez, ou ne voyez pas, Oh! Calcutta ), on travaille dans le grivois, l’égrillard, le cochon. On confond le trou du souffleur avec celui du voyeur. On bafoue l’érotique.L’érotisme réconcilié avec la vieSi ennuyeux parfois que nous paraisse l’énoncé trop technique des variantes élaborées par les héros de La Chair comme tapis de prière , ce roman du moins se distingue par ceci qu’hommes et femmes y forniquent à l’abri de toute angoisse existentielle, de toute peur de la mort, de tout remords religieux. De même, dans le Jin ping mei . Lorsque l’auteur de La Chair comme tapis de prière pose le problème du mal: «quand on fait le mal tout s’arrange facilement, comme si les esprits et les dieux nous venaient en aide», c’est en termes généraux, non point charnels; du reste, il tourne court. Bien conformiste, avec conversion des fornicateurs, la conclusion est plaquée sur l’histoire comme pourrait l’être sur Felicia, ou Mes fredaines (de Nerciat) un dénouement de Bordeaux ou de Delly. Elle ne contamine ni l’anecdote, ni les sentiments, ni la technique amoureuse. Pendant qu’on vit et qu’on fait l’amour, on ne se prend ni pour Prométhée ni pour Satan. Notre siècle, hélas, et notre civilisation ne savent plus écrire de l’amour sans mettre en cause la situation de Bételgeuse dans le cosmos, la transcendance d’Allah ou l’immanence du dieu de Spinoza. À en croire le fameux dessin de Vinci, pour peu que les hommes aient conscience de la mécanique amoureuse, «la natura si perderebbe ». Mais c’est encore du christianisme! En fait, beaucoup de civilisations surent jouir de l’amour, sans trembler devant la mort, et chanter les plaisirs du corps sans y mêler la hantise des excréments. Inter faeces et urinam nascimur , oui, et l’ordre humain, cosmique, eût été meilleur sans doute s’il en allait autrement – ce qui de toute évidence était possible. Mais enfin, que de purs chants d’amour un peu partout! En Égypte pharaonique:DIR\Ah! que je sois seule avec toiQue tu entendes à son émoiMon oiseau tout baigné de myrrhe!/DIRMême innocence dans les poèmes de désir qu’inspiraient à Ceylan les visiteurs charmés par les peintures de Sigiri:DIR\Qui n’est tout heureux quand il voit,Paume rose, épaule arrondie,Colliers dorés, lèvres cuivrées,Et ces longs, si longs yeux.Qui vous voit, son cœur saigne,Le sang lui bout, il en crie./DIREn Chine, au IIe siècle, voici comment le Chant de l’unisson du poète et astronome Zhang Heng fait parler une femme aimante:DIR\J’ai la peur de qui va s’ébouillanter la main.Je me voudrais pour vous couverture de soieSur vous qui vous défend contre vents et gelées.J’approprie l’oreiller et je nettoie la natte,Je répands le parfum de l’encens véhémentEt d’une barre d’or je bloque les vantauxEt partout j’établis la lumière des lampes.Je me dévêts: d’un mouchoir j’enlève ma poudre,Et dessus l’oreiller déroule nos images,Je suis l’enseignement d’une fille toute simplePour varier savamment les mille positionsQue le commun mari ne voit que rarement.Tianlao les apprit à notre Empereur jaune.Nul plaisir n’atteindra cette nuit de plaisir;Jamais l’âge non plus n’en permettra l’oubli./DIRTrois siècles plus tard, même innocence dans ce yue fu :DIR\Fenêtre ouverte au clair d’une lune d’automne.Soufflée la bougie, dénouée la tunique en soie,Des rires étranglés sous les rideaux du lit:Et tout son corps est au parfum des tubéreuses./DIRou encore:DIR\C’est une nuit d’automne où se lève un vent frais:Haut dans le ciel, les étoiles brillent, et la lune.La chambre embaume: on s’y maquille et l’on[s’y pare!Sous la courtine en soie, on attend l’amour partagé./DIRIci l’amour et l’érotisme, le plaisir et l’équilibre affectif ne font qu’un.Même dans un pays qui fut christianisé, l’Islande, et même en un siècle comme le nôtre plus licencieux ou sanieux qu’érotique, Einar Brazi se permet de célébrer, plutôt que les fantaisies laborieuses du divin Marquis, les charmes de la femme enceinte:DIR\J’aime la femme nue,un rossignol dans les yeux,lys nouvellement éclos exhalant douce fragrancebaignée du blanc soleil du matinla femme jeune, enceinte,fleurs boutons rougessur les monticules pâles,ardente du désirdes papillons de miel assoiffés,la femme fière savourant sa victoire,montrant au monde entierson champ fertile ensemencé au printemps,où croît la merveille dans la douceur du noir[terreau, croît.(traduction de Régis Boyer)/DIREt si c’était cela, vraiment, la littérature érotique? Celle qui chante l’amour dans sa plénitude et même à l’occasion, pourquoipas, dans son accomplissement? L’érotique a pour principe le jeu, et s’accomplit avec l’art de ne pas procréer. Quand l’espèce humaine grouille autant que celle des rats, c’est vrai plus que jamais. Toutefois, ce temps qui croit vivre selon Chamfort («l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes») commet sur cet écrivain un contresens parfait, car cet homme entre tous libre avait écrit tout autre chose: «L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes.» Cet amour-ci c’est l’amour aliéné, celui que condamne Laclos, celui qui vivote et dont meurt le XXe siècle. C’est malheureusement celui dont s’obstine à traiter la littérature «érotique», celle qui confond l’amour charnel avec l’acrobatie technique ou les divagations de la psychopathia sexualis ; celui qui compose l’encyclopédie des Cent Vingt Journées de Sodome , de Sade, ouvrage aussi assommant que les romans de Delly. Quant à la vraie littérature érotique: celle qui enseigne l’amour, ou le célèbre en beauté, elle est incroyablement rare sur la planète. Outre quelques traités pieusement ou laïquement didactiques, elle compte un petit nombre de poèmes ou de proses dont, orthodoxes ou non, les pratiques, les sentiments ne sortent pas de l’ordinaire. La littérature érotique n’a donc rien à voir avec celle qui peuple les enfers de toutes les bibliothèques, et qui n’est qu’«érotique», c’est-à-dire cochonne, croustilleuse, crue, curieuse, égrillarde, émoustillante, galante, gauloise, graveleuse, grivoise, lascive, leste, libertine, libidineuse, libre, licencieuse, lubrique, luxurieuse, obscène, paillarde, polissonne, pornographique, rare, salace, satyrique, scatologique, tout ce que vous voudrez, tout, sauf érotique.3. Érotisme et cinémaPlus que la peinture et la sculpture, plus même que le théâtre et la danse, l’image cinématographique est prise du corps, offert et saisi perpétuellement dans la variété des cadrages, des distances, des éclairages. La caméra ne se contente pas d’éveiller des phantasmes, encore que ses ressources symboliques et allusives égalent son pouvoir de représentation directe; elle fait de nous des voyeurs et des contemplateurs, des confidents et des complices: tout regard qui s’offre ou voit s’offrir, qui conquiert ou appelle la conquête, est multiplié par les regards des spectateurs; tout baiser, au cinéma, devient collectif. «Épuise tout le champ du possible érotique», tel pourrait être le commandement de la «Dixième Muse».Mais le cinéma est une industrie en même temps qu’un art. Il exploite doublement l’érotisme; d’une part, il le rend obligatoire: un film sans femme, sans chair, sans «sexe», déclaré anticommercial par les producteurs, n’est réalisé que bien difficilement; d’autre part, pour ne pas choquer, ou ne le faire qu’à coup sûr, sans provoquer les ciseaux des censeurs, il rend inoffensif, sinon anodin, l’érotisme qu’il a généralisé. Pas plus que les films d’épouvante ne font fuir les spectateurs, les films érotiques ne provoquent de bacchanales. Le cinéma domestique l’érotisme autant qu’il le systématise; érotisme plus intensif qu’intense.Quoi de plus significatif de ce double mouvement d’érotisation et d’aseptisation que les bandes publicitaires? Pas une d’elles qui ne se lie et ne s’allie, de façon explicite ou floue, à un émoi sensuel, qui n’évoque, pour le bien et l’honneur de tel produit de consommation, un chatouillement épidermique, une satisfaction physique: visages comblés, yeux chavirés, voix extasiées. Slips et collants, savons et dentifrices, tous prétextes sont bons pour multiplier bains, baisers, nudités montrées et dérobées complaisamment, mais aussi plaisamment, car la minceur et la monotonie des «sujets» entraînent une certaine ingéniosité dans la facture. L’érotisme industriel se fait souvent industrieux, si bien que ces films de vertu apéritive se révèlent parfois, sur le plan érotique, plus nourrissants que les plats de résistance, les grands films qui leur succèdent.Pourtant, malgré cette industrialisation roublarde et précautionneuse, comment mieux glorifier le corps et le désir que par les images en mouvement?Le regret du ParadisL’érotisme, c’est d’abord la liberté de la chair épanouie, un élan naïf, natif, paradis où le plaisir existe, non le péché. Dionysos se fait apollinien, Apollon dionysiaque. Minceur et vigueur des corps, franchise des yeux, comme dans le Parfum exotique de Baudelaire. Aspiration typique d’époque civilisée? Sans doute; mais il appartient au cinéma, instrument d’évasion par excellence, de réaliser cette aspiration, aussi bien que d’entretenir de bas instincts en promettant des orgies plus détaillées à chaque nouvelle version de La Tour de Nesle ou de Raspoutine . Dans l’aigu Du côté de la Côte , Agnès Varda, après avoir montré des ventres rougis, des cuisses adipeuses, des maillots disgracieux, assure que le Paradis existe: c’est une île; sur une plage courent deux chevaux, comme au premier matin; deux corps sont allongés, nus comme ceux d’Adam et d’Ève.Moana (1926), réalisé par Flaherty dans les îles du Pacifique, échappe à l’univers tragique. Repas, pêches, danses, tout y parle d’amour, mais l’érotisme d’un tel film est innocent autant que diffus: il se trouve dans les conditions de vie qu’il colore, il n’a pas à s’exacerber. «Je n’ai rien vu de plus voluptueux», note cependant Gide dans son Journal .Plus encore qu’à Moana , cette appréciation s’applique à Tabou (1931), dans lequel Flaherty voulait montrer l’impact de la civilisation sur la nature primitive et que réalisa un autre grand cinéaste, Murnau. Particulièrement voluptueuses, en effet, plutôt qu’érotiques, sont les scènes de pêche au harpon dans la mer, puis de bains sous des cascades et dans des vasques naturelles. Les pagnes trempés et collés à la peau, les guirlandes de fleurs, les jeux, les rires, les danses exaltent la beauté et le bonheur. Tout est simple sans être fade, car Murnau a porté à sa plénitude cet hymne des corps. Les attitudes sculpturales de Matahi et Reri, leurs regards, leurs actions forment le plus beau témoignage sur l’attraction juvénile, spontanée, invincible, jusqu’au sacrifice alterné, à la mort acceptée.L’évasion, le retour aux sources que Tabou fut pour Murnau, si sombre et pessimiste, ¡ Qué viva Mexico! (1934) aurait pu l’être pour Eisenstein, autre grand torturé. De ce film martyr restent quelques séquences aussi paradisiaques que celles de Tabou : corps dénudés dans des hamacs, à l’ombre de palmes, près d’eaux murmurantes, facilité de vivre et d’aimer.Mais pour un Moana , que de films truqués et racoleurs, comme Continent perdu ! Pour un Tabou , que de contrefaçons du Paradis, dont la plus réjouissante est un film mexicain, Adam et Ève , où déambulent deux modèles en slip rose! (Dans La Bible , 1966, de John Huston, Adam et Ève étaient moins vêtus et moins navrants). Les multiples aventures de Tarzan , sauvage impeccablement rasé, chastement serré dans un cache-sexe sous son pagne flottant, même pour le bain, ne prenant les exploratrices dans ses bras que pour les protéger, celles de Toura, déesse de la jungle ou de Liane la sauvageonne , plus légères dans leur parure et leur comportement, ou encore les pectoraux et les drapés d’idylliques films en péplum n’excitent que les amateurs spécialisés. Que dire des films nudistes, romancés ou non, aussi peu naturistes que les films édifiants sont religieux, sinon qu’en accumulant les vues de personnes marchant nues, de dos (pour éviter l’exhibition de systèmes pileux, bête noire de la censure), ils vérifient les analyses de Sartre dans L’Être et le Néant , établissant qu’un nu au repos, de dos, n’est pas obscène, mais le devient quand il se met en mouvement.L’érotisme de la nature innocente apporte plus de grisaille que de griserie, sauf dans les exceptionnelles réussites mentionnées plus haut, où il était éveil de la chair, non réveil après refoulement, jaillissement, non résurgence. La chair y paraissait le plus beau vêtement plutôt qu’absence de vêtement. C’était l’érotisme de la nudité, non du dénudement.Technique et mythologie érotiquesL’érotisme ne pouvant être le paradis du cinéaste, il sera sa croix, en tout cas sa hantise, grandissant sans cesse, comme sur les affiches et dans les autres domaines de la publicité. Un film comme Benjamin (1967) double ses recettes par un sous-titre alléchant: Mémoires d’un puceau . «Civilisation du cul», affirme Godard dans Deux ou trois choses que je sais d’elle (1966); il fait dire au héros de Masculin Féminin (1965) que, dans masculin, il y a masque et cul, et que, dans féminin, il n’y a rien. Mais les deux boutades se détruiraient mutuellement. De fait, le cinéma célèbre la femme comme masque et comme corps: belle inaccessible; bête, plus ou moins farouche, à dompter, les deux aspects ne s’excluant nullement. Froide idole dorée, empanachée, parée d’étoffes et de joyaux, Impératrice rouge, Antinéa lointaine, Garbo divine; ou, au contraire, bel animal dévoilé, invoilable, promesse déjà tenue par sa seule présence. Le cinéma est la machine la plus experte à rendre la femme mouvante et émouvante, palpable et impalpable, réelle et irréelle.La «star», devenue par un processus de mythification héroïne d’un surmonde, fait du spectateur un surmâle, du cinéaste un officiant. Une des premières vedettes, Mary Pickford, fut surnommée «la petite fiancée du monde»; bien d’autres en furent les maîtresses. L’Ève-robot de Metropolis (1925), dansant la danse du ventre (bien pâle semble cette autre face de la féminité qu’incarne également Brigitte Helm, prêcheuse aux catacombes et protectrice des déshérités), plus dévêtue que vêtue par les perles et les dorures, donc plus nue que nue, sous les applaudissements d’hommes en habit, hurleurs frénétiques, résume tous les dômes du plaisir cinématographiques.Blonde Vénus... c’est un film de Marlene Dietrich. Mais Marlene elle-même, Greta Garbo, Viviane Romance, Rita Hayworth, Gina Lollobrigida, Sophia Loren, Marilyn Monroe, Brigitte Bardot sont des avatars de Vénus, à diverses proies attachée. Le metteur en scène n’a d’autre fonction que de mettre en valeur la Femme, plus Vénus que Vénus même. L’association Sternberg-Marlene reste l’archétype de la conjonction réussie. Plus la réalité est déformée et recréée au profit du mythe, plus ce genre de film devient exemplaire. Les ressources de la technique importent plus que l’histoire contée, les apparences du mythe plus que les faits. Tout met en valeur l’idole: maquillage, accessoires, cadre, partenaires.Joues creuses, regards voilés, plumes, dentelles, traînes, drapés fluides, fourreaux collants, Marlene, n’ayant jamais montré ce qu’elle fait toujours deviner, plus que Blonde Vénus , plus qu’Ange ou Démon , est à jamais L’Ange bleu (1930); certains attributs, maillot noir, corset à lacets, perpétuent la peinture fin de siècle; l’avilissement, auquel conduit Lola-Lola, par-delà l’expressionnisme, prolonge la littérature naturaliste; mais le mode de fascination est typiquement cinématographique.La postérité de Marlene est innombrable; le costume de Lola-Lola est devenu un uniforme, celui de Suzy Delair dans Quai des Orfèvres (1947) et de Lady Paname jusqu’à Lola de Demy (1960), en passant par le haut-de-forme et le maillot brillant d’Agnès, symboles de la débauche dans Les Dames du bois de Boulogne (1945) de Bresson. Il s’agit là d’un royaume de fantaisie, mi-conte de fées, mi-music-hall, fondé sur une éthique et une esthétique de l’affolement et de l’inassouvissement.Parallèlement à ces artifices, l’érotisme cinématographique promet aussi le naturel: éthique et esthétique du rafraîchissement. Dans une séquence de Pattes blanches , Suzy Delair marchant pieds nus sur le carrelage et disant croire marcher dans l’eau, se plaignant de la chaleur devant des partenaires guindés et extasiés, dégageait une puissance de séduction plus grande que dans ses rôles de chanteuse en corset. Les ornements superflus disparaissent: à la «vamp», femme fatale, belle ensorceleuse, succède la «femme-enfant» ou la «fille-fleur»; le bain remplace la baignoire, le torse le corset, le drap ou la serviette les plumes et les paillettes. Le bain de Catherine Rouvel dans Le Déjeuner sur l’herbe est le plus beau moment du film, celui où Jean Renoir se souvient le mieux de son père... et de lui-même. Dans Et Dieu créa la femme (1956), Brigitte Bardot, dévêtue de cent inventives façons, n’attendait pas la nuit pour s’unir à un jeune époux, malgré l’irritation de sa famille.Une troisième grande catégorie, érotisme de choc, unit sophistication et fraîcheur, exaspère artificiellement la nature: l’hypertrophie des formes de Jane Russel, plus encore celle de Jayne Mansfield, modernes idoles de la Fécondité, rendrait jalouse l’Artémis d’Éphèse, Gina Lollobrigida, Sophia Loren, Marilyn Monroe triomphent dans cette union du «rafraîchissement» et de l’affolement, du spontané et du concerté. Marylin Monroe, comme Marlene et Bardot, atteint au mythe; telle bande d’actualités, où elle visitait des soldats en gravissant une pente assez raide, mettait en valeur les mouvements de son corps avec une évidence aussi efficace que ses films les plus élaborés; le mythe Marilyn comptait plus que ses films.Toutes les variantes possibles d’un érotisme purement «technique» ressortissent à ces trois images fondamentales: le type Marlene, le type Bardot, le type Marilyn. Et tout le reste est cinéma...Les scènes les plus osées ne sont pas toujours les plus suggestives. Je suis curieuse et Elle veut tout savoir , où Sjöman conduit son héroïne d’expérience en expérience, en éliminant tout flou, toute précaution dans les scènes de nudité, attirent plus l’attention dans la version censurée, où des bandes noires dirigent le regard vers ce qu’on cache et donc souligne. Dans If (1968), les nus n’ont pas la puissance érotique de la scène où un élève tombe sous le charme d’un plus grand, qui s’exerce aux barres parallèles: tout est dans les regards, dans la lenteur avec laquelle un chandail est enfilé. Depuis longtemps d’ailleurs, la lenteur de certains gestes a un sens symbolique: ainsi le célèbre gant ôté dans Gilda (1946, K. Vidor). Autre symbole bien connu, celui du lait: Clouzot dans La Prisonnière (1967-1968) reste fidèle à lui-même en reprenant le type du collectionneur de photographies pornographiques, épisodique dans Quai des Orfèvres , mais ses moyens ont augmenté: le camion laitier remplace dans La Prisonnière la casserole où montait le lait mêmement allusif de Quai des Orfèvres .Le pouvoir de retentissement érotique de certaines images à tel moment donné ne dépend pas seulement des caprices de la mode ou du culte des idoles; il s’explique surtout dans la mesure où elles sont les incarnations provisoires d’une libido collective.Érotisme et vision du mondeTechniquement, le cinéma se transforme en instrument de propagation d’un culte. Le «vedettariat» ne se conçoit pas sans certains rites. Que de jeunes premiers doivent apparaître torse nu! Que d’actrices se montrent dévêtues, même des «intellectuelles» comme Edwige Feuillère dans Lucrèce Borgia , comme Jeanne Moreau qu’on a vue dans bien des baignoires, celle des Amants et celle de La Nuit restant les plus fameuses. Dans la propagation de l’érotisme par la technique, le génie de l’auteur compte moins que son ingéniosité; ce n’est pas lui qui se distingue. En revanche, quand on quitte le domaine de la technique pour celui du style, l’érotisme participe d’une vision du monde créatrice.La désinvolture nie l’idée d’importance. Dans beaucoup de films, l’érotisme ne débouche sur rien d’autre que sur lui-même. Tout ce qui concerne la vie sexuelle se ravale à un passe-temps, à un jeu. L’érotisme devient surtout article d’exportation: légèreté et cynisme français, facilité et nudisme suédois, ardeur et gentillesse italiennes. Quand l’érotisme prend de l’importance, de la singularité, il accompagne ordinairement l’idée de chute de l’homme, en dehors même de toute arrière-pensée religieuse. Le corps, son pouvoir d’attraction et sa mise en valeur comptent moins alors que le sentiment de dépravation, de déréliction, exaspéré ou révélé par l’érotisme.Cette forme d’érotisme, moins directe dans ses représentations, va plus loin aux points de vue psychologique et esthétique. L’état d’obsession, par exemple, alimente en profondeur nombre de films de Buñuel, de L’Âge d’or (1931) à Belle de jour (1967), de l’explosion brutale et symbolique au compromis entre l’enquête réaliste et le délire surréel. El ou Archibald de la Cruz tissent toute une trame d’allusions, des plus transparentes aux plus enveloppées, sur des thèmes sadomasochistes. Le plus incarné des films de Buñuel, Viridiana (1961), montre un admirable cas de folie érotique dans le personnage de l’oncle, lorgnant la petite fille qui saute à la corde (leitmotiv très buñuelien, dans sa candeur trouble, des jambes adolescentes: Metsche s’arrosant de lait dans Los Olvidados [1949], toilette de La Jeune Fille ), manipulant et même chaussant les souliers de sa femme morte le jour de leurs noces, entourant d’un véritable fétichisme toute la toilette de mariée, qu’il fait revêtir à sa nièce avant de l’endormir pour une étonnante messe noire avortée. Dans un tel contexte, Sylvia Pinal, d’ailleurs excellente interprète de cette religieuse regagnée par le monde, avant de se montrer enjôleuse «fille de Satan» pour harceler le stylite dans Simon du désert , n’est plus qu’une pièce d’un univers visuel, qu’elle alimente au lieu de le dévorer comme le ferait une «star»; la séquence où elle ne peut se résigner à presser le pis d’une vache pour la traire est encore plus typique et symbolique que les grands morceaux de bravoure du film.Tout grand cinéaste intègre ainsi l’érotisme dans un univers personnel. La violence, la méchanceté, voire la folie sadique, dominent dans les films de Stroheim, se résumant en deux images féminines: l’une de chair blonde et dorée, appelant les tortures, avec des yeux faits pour verser mille larmes d’humiliation; l’autre, dominatrice, triomphante, entourée de chats, de dentelles, d’éventails. Queen Kelly (1928) est à cet égard un testament du cinéaste, avec la frêle pensionnaire et la reine cruelle qui la chasse à coups de fouet.Que donne l’obsession qui ne tourne pas au complexe? le désir de dominer et d’être dominé qui ne tourne pas au sadomasochisme? C’est le monde de Huit et demi (1962), où Fellini, sous le prétexte du conte mental, présente directement ce que ses films réalistes indiquaient par allusions. Le petit journaliste aux prises avec la star plantureuse de La Dolce Vita (1959), la surprise-partie visqueuse et déchaînée d’Il Bidone (1955), les provocations de Boccace 70 trouvent leur aboutissement dans ce rêve d’homme empoigné, baigné, dorloté par tout un harem de femmes.Bergman illustre particulièrement la déréliction de l’homme. Le plus dur et le plus érotique de ses films est Le Silence (1963), collection de symboles à déchiffrer, mais aussi évident récit poétique: de deux sœurs perdues à l’étranger, figurant, de l’aveu même du cinéaste, les égarements de l’âme et du corps, l’une est vouée aux tortures solitaires de la fixation à sa sœur et de l’onanisme; l’autre recherche des rencontres de passage, faciles et souvent dégradantes.Sans la littérature de Bergman, héritier d’une lignée de pasteurs, mais aussi sans sa forte crudité, le climat de mort de l’amour par l’érotisme baigne également les films d’Antonioni et parfois de Bresson: peu de séquences aussi brûlantes que celle d’Au hasard, Balthazar (1966), où la jeune fille parcourt une maison vide dans laquelle on l’a attirée; puis on voit des «blousons noirs» quitter la maison en faisant voler toutes les pièces de ses vêtements et on la retrouve nue et battue, humiliation qu’elle ne peut supporter sans disparaître.Autant l’érotisme des techniciens est distrayant et divertissant, autant celui des cinéastes-artistes est grave; alors que le premier n’a d’autre fonction que de donner à voir , le second détourne de ce qu’il montre, en tout cas le transcende.Érôs et Thanatos«Tu me tues, tu me fais du bien.» Les huit monosyllabes de ce leitmotiv harcelant d’Hiroshima mon amour , agressivement contradictoires, deviennent, dans la mémoire, chant profond, recomposent idéalement, au bénéfice de la simplicité, un film surchargé d’intentions. Par-delà la rhétorique des dialogues et du montage, par-delà les symboliques pluies de cendre couvrant les corps, ce chant demeure. Dans ce film sur l’amour et la mort, sur la vie de l’amour et sa mort par l’oubli, c’est peut-être cet hymne au désir, victoire et défaite, qui reste le meilleur.Dans bien des films inférieurs à celui de Marguerite Duras (et de Resnais), les rites du désir peuvent passer pour le meilleur moment; ils font surgir ce qui ne trompe pas: le bonheur que deux êtres peuvent se donner. Le jeu débouche sur l’essentiel. La mort heureuse de l’héroïne d’Hiroshima ; renaissant pour entraîner de nouveau son partenaire dans le bonheur d’une mort «plus précieuse que la vie», illumine bien des «fausses mortes» de l’écran.Ne grevons pas de métaphysique ni même de simple littérature le tout-venant des films. Sans nul doute, le drap de l’écran, blanc, riche, savoureux, plein de reflets, est en soi bien plus érotique que les lits et les corps des images qu’il montre. Mais nul doute non plus que quelques films ne poursuivent, ne proposent ou n’amorcent une méditation sur le thème d’Érôs et Thanatos. Non point films d’amour, peut-être; à coup sûr, films sur l’amour. Deux exemples, celui de Pasolini et celui de Dreyer, suffisent à le montrer. Pour simplifier, disons que le premier découvre la mort derrière l’amour, le second l’amour derrière la mort.Les adaptations par Pasolini de l’Évangile selon saint Matthieu (1964) et d’Œdipe roi (1967) livrent des obsessions personnelles: fixation à la mère, homosexualité. Dans l’Évangile , outre les séductions d’un climat pictural (jeune homme descendu des fresques d’Arezzo, caravagesque Salomé), dans Œdipe roi , outre l’équivalence donnée à la Grèce primitive par les oasis africaines, plus convaincante qu’une reconstitution, frappent des intuitions fulgurantes, où la mort et l’amour ont même visage: tel disciple appelé et désigné, racolage céleste; dans Œdipe , l’amour de l’enfant pour ses parents, la jalousie du père, l’élan de l’adolescent royal vers Jocaste, idole sans sourcils et sans âge. Pasolini excelle à signaler le passage du Dieu dans le fugitif délire de la chair; le meilleur de son style capte dans les regards, dans tout ce qui décrit ou suggère les rapports entre les êtres, les flèches d’Érôs, donnant vie et mort.C’est là peut-être ce que démontre son fameux Théorème (1968). L’essentiel, l’audacieux, ne réside pas dans ce qui serait ailleurs pornographie pure et simple (mais ce film, certes, n’est ni pur ni simple!): fétichisme des sous-vêtements masculins et des braguettes, montrés en gros plans, nus caressés par la caméra, unions charnelles assez exactement enregistrées; il réside dans le passage de «l’Ange», qui donne un sens à la vie et aux êtres et anéantit tout le reste, sans retour. Comment voir de la pornographie dans les séquences poignantes où l’Ange reste apparemment indifférent au ballet d’amour exécuté par la servante autour de lui, refuse l’impudeur de son attitude quand elle s’offre à lui, puis accepte cette offrande, d’un regard bleu, d’un sourire rémois? Quelle force dans le passage où le fils, tandis que son hôte laisse librement tomber tous ses vêtements pour se coucher nu, prend des précautions pour enfiler son pyjama entre ses draps, puis pleure, appel entendu! dans cet autre passage où la mère, hantée par le sportif vêtu d’une simple culotte de sport et courant avec un chien, se dénude pour l’accueillir! Regards, gestes, attentes: éblouissant enchaînement, spécifiquement érotique en même temps que spécifiquement cinématographique.L’érotisme, chez Pasolini, si dynamique soit-il, détruit un faux ordre, mais n’est pas ordre. Au contraire, chez Dreyer, l’amour est ordre. Amor omnia , grave sur sa tombe Gertrude (1964), l’héroïne de son dernier film, son testament. Il paraît saugrenu de parler d’érotisme à propos de l’auteur de La Passion de Jeanne d’Arc (1928). Mais si Dreyer transcende l’érotisme, il ne l’ignore pas. Dans quel film sent-on la présence de la chair plus que dans Dies irae (1943), où on la voit si peu? Anne, par l’expression de son visage, ses regards, ses sourires, certaine lourdeur dans sa taille, sa démarche, revendique un bonheur qu’elle conquiert, défend et perd. Significativement, ce film d’amour s’appelle Dies irae et l’exaltation du désir est rythmée par le cantique de la mort. La tendresse d’Ordet (1955), film si sévère dans son propos, tient en deux baisers: le baiser imprévu, franc, donné par Mikkel à Inger cuisinant; le baiser qui couronne l’incroyable résurrection d’Inger, triomphe de l’amour sur la mort. «J’aimais aussi son corps», gémissait l’époux inconsolable. Inger, revivant, redécouvre le visage de Mikkel, caresse de ses lèvres la chair et la mord, bouleversante reconnaissance.Peu de films serviraient d’assise à un temple d’Érôs, si presque tous peuvent alimenter les vitrines d’un musée de l’Érotique. Cependant, une œuvre comme Théorème dépasse l’éloge de la volupté pour exposer l’évidence du coup de foudre, irréfutable fascination; après lui, la vie se décompose et se recompose sur un rythme nouveau. Le meneur de jeu, Érôs incarné, charme fait âme et corps, est un être pourvu de «mana», moins un être qu’une attraction perpétuelle. Mais la communication d’Érôs n’y est pas communion. Au contraire, le monde de Dreyer, si la mort y triomphe, vaincue seulement dans le baiser final d’Ordet , sanctifie Érôs et le fait communion. L’Érôs pasolinien donne, surtout dans Porcherie , une idée violente de la vie, qu’il mène au délire; celui de Dreyer en donne une idée forte, car il construit au lieu de détraquer. Le baiser d’Ordet , si différent de ceux qui assurent aux films courants la fin heureuse, est capable de justifier le cinéma; il ouvre sur «la vie», dernier mot prononcé par le couple reformé.
Encyclopédie Universelle. 2012.